Et si les avocats s´emparaient de l´accès au droit? Le système espagnol de traitement des demandes d’Aide Juridique par les Ordres

Sergio Herrero Alvarez, Bâtonnier du Barreau de Gijón

Intervention à la Convention Nationale des Avocats, à Montpellier le 30 octobre 2014

Chers Confrères, c’est un honneur pour moi d’intervenir dans un événement aussi important que la Convention Nationale des Avocats de France.

Je vais effectuer un exposé synthétique du système espagnol d’accès à la justice pour ceux qui manquent de moyens économiques suffisants afin de couvrir les honoraires et les frais de justice inhérents à une procédure judiciaire.

La norme qui régule cette matière en Espagne est la loi sur l’aide juridictionnelle gratuite de 1996, qui est appliquée depuis près de vingt ans avec des résultats que l’on peut qualifier, en général, de plutôt concluants pour tous : pour les citoyens, pour la puissance publique et pour les avocats.

Cette loi établit les limites économiques des ressources maximums des personnes ou, le cas échéant, des familles, pour pouvoir bénéficier de la défense gratuite par un avocat fourni par l’État, ainsi que la procédure pour la reconnaissance et l’effectivité de ce droit à l’aide juridictionnelle gratuite.

Ces plafonds économiques varient en fonction du nombre de membres dans la famille. Actuellement ils sont de 1 065 euros mensuels, comme limite des ressources pour une personne, et de 1 600 euros mensuels pour une famille de quatre personnes ou plus.

De manière générale, pour bénéficier d’un avocat d’office il est nécessaire de ne pas dépasser les montants des ressources que je viens de mentionner.

Cependant, la loi espagnole accorde ce droit dans certains cas indépendamment de l’existence de ressources pour agir. Ont ainsi droit automatiquement à un avocat d’office :

En premier lieu, les victimes de violence sexiste et sexuelle

En deuxième lieu, les victimes du terrorisme

En troisième lieu, les victimes de la traite des êtres humains

Ces trois groupes de personnes ont droit à l’aide juridictionnelle gratuite dans les procédures qui ont des liens avec leur condition de victimes.

En  quatrième lieu, les mineurs et les personnes avec un handicap mental si elles sont victimes de situations d’abus ou de mauvais traitement.

En cinquième lieu, les victimes d’un accident qui souffrent de graves séquelles, les rendant inaptes à la réalisation sans l’aide d’autres personnes des activités les plus essentielles de la vie quotidienne, dans les procédures judiciaires pour réclamer des dommages et intérêts pour le préjudice subi.

Le droit à l’aide juridictionnelle gratuite comprend, fondamentalement, la désignation gratuite d’un avocat et l’exemption du paiement de tout type de dépenses et de frais judiciaires tout au long du traitement complet de la procédure judiciaire.

Je vais maintenant vous expliquer quelle est la procédure pour la reconnaissance du droit à l’aide juridictionnelle gratuite dans laquelle les Barreaux jouent un rôle central.

La personne qui souhaite que lui soit reconnu ce droit doit le demander avant le commencement de la procédure judiciaire correspondante.

La demande doit être présentée au Barreau du lieu où va se dérouler la procédure judiciaire. Mais si le demandeur demeure dans un autre lieu, il peut présenter sa requête auprès du tribunal de son domicile et celui-ci se charge de la transmettre au Barreau territorialement compétent.

La demande est effectuée selon un modèle officiel dans lequel la personne intéressée doit indiquer trois éléments :

1)  les données économiques, c’est-à-dire les biens et les revenus de tous les membres de sa famille ;

2) la prétention qu’il désire faire valoir dans la procédure judiciaire ;

3) qui est la partie adverse dans ce litige.

La loi espagnole exige que la demande comporte les documents attestant les données économiques. Il y a peu cela obligeait au demandeur, préalablement, d’obtenir lui-même les attestations de plusieurs services publics pour les présenter avec la demande au Barreau.

Cette situation a récemment changé grâce à l’implantation dans la majorité des barreaux du dossier électronique de justice gratuit dont vous allez pouvoir voir tout de suite le fonctionnement dans la vidéo de cinq minutes.

En résumé, le dossier électronique de justice gratuite suppose que le citoyen autorise, dans la demande initiale, le Barreau à obtenir, par connexion télématique avec les administrations publiques, les documents relatifs à ses données économiques. Le demandeur s’épargne donc les démarches préalables nécessaires pour les obtenir lui-même et les communiquer au Barreau.

L’étape suivante est l’analyse par le Barreau de la demande reçue et ses pièces jointes. S’il apparaît que le demandeur remplit les conditions légales, le Barreau prononce alors une décision reconnaissant le droit à l’aide juridictionnelle gratuite et, en même temps, désignant un avocat d’office pour la défense des intérêts de cette personne.

Dans le cas où le Barreau estime que le demandeur dépasse les plafonds économiques prévus par la loi ou que la prétention pour la procédure judiciaire mentionnée dans la demande n’est manifestement pas fondée, il rejettera la reconnaissance du droit à l’aide juridictionnelle gratuite.

Dans les deux cas, la décision, favorable ou défavorable, du Barreau, avec tous les documents du dossier, est transmise à un organe supérieur, appelé Commission de l’aide juridictionnelle gratuite qui confirme ou révoque la décision collégiale.

La reconnaissance du droit implique la confirmation de la désignation de l’avocat effectuée provisoirement par le Barreau.

Si, au contraire, la Commission rejette le droit à l’aide juridictionnelle gratuite, la désignation provisoire de l’avocat défenseur effectuée par le Barreau est automatiquement dénuée d’effet. Si cet avocat est déjà intervenu dans la procédure judiciaire, le demandeur doit alors lui verser ses honoraires pour le travail réalisé.

Enfin, la résolution de la Commission peut faire l’objet d’un recours auprès d’un tribunal qui a le dernier mot sur ce sujet.

Chaque chef-lieu de province espagnole dispose d’une Commission de l’aide juridictionnelle gratuite composée de cinq membres : un procureur, le bâtonnier du Barreau, le président de la Chambre des avoués et deux fonctionnaires. Les bâtonniers désignent en général un autre avocat de leur barreau pour les remplacer dans la Commission.

Dans les provinces espagnoles où il existe plus d’un barreau, leurs bâtonniers doivent s’entendre pour désigner le représentant commun dans la Commission provinciale.

J’en viens à présent à l’organisation et à la réglementation détaillée du mode de désignation des avocats d’office que la loi espagnole confie aux Barreaux.

Chaque Barreau dispose d’une liste d’avocats qui effectuent le service, lesquels sont inscrits volontairement à cet effet. Tout avocat qui respecte les conditions suivantes peut le faire :

          1. Avoir son cabinet professionnel ouvert dans le ressort territorial de ce Barreau ;

          2. Exercer la profession d’avocat depuis au moins trois ans ;

          3. Avoir suivi des cours de formation que le Barreau estime suffisants pour se conformer aux obligations des activités propres du service d’office.

Le service d’office est organisé par spécialités, de sorte qu’il existe des listes séparées d’avocats pour les affaires civiles, les affaires pénales, les affaires administratives et du travail. L’avocat qui s’inscrit pour défendre les affaires d’office peut le faire dans toutes ou seulement dans certaines des listes existantes.

La répartition des affaires parmi les avocats de chaque liste doit être objective et équitable. Pour cela, o applique le système de la répartition par tour entre tous ces avocats. D’où la dénomination du système espagnol de “tour d’office” (“turno de oficio”).

Les avocats qui reçoivent des affaires d’office ne se consacrent pas exclusivement à cela, mais ils concilient l’attention de ces affaires avec la défense de leurs autres clients particuliers, c’est-à-dire avec les affaires pour lesquelles ils sont librement engagés par d’autres citoyens qui les choisissent sur le marché des services professionnels.

On peut considérer qu’environ 40 % des avocats de chaque barreau espagnol sont inscrits d’office.

Une fois désignée la défense d’office d’une affaire à un avocat, celui-ci a l’obligation de défendre les intérêts de la personne  qui lui est échue tout au long de la procédure judiciaire jusqu’à sa conclusion.

En principe, l’avocat d’office n’est pas libre d’accepter ou de refuser l’affaire qui lui est échue : il est obligé de la défendre. Mais il existe deux situations qui lui permettent de se libérer de cette obligation.

D’une part, l’avocat peut se dispenser de la défense d’une affaire s’il existe, selon les termes de la loi espagnole, “un motif personnel et juste”. Dans ce cas, il doit le prévaloir auprès du bâtonnier de son Barreau qui décide si le motif est acceptable et l´on procéde alors à la désignation d’un autre avocat d’office pour le remplacer, ou qui refuse la demande d’excuse, l’avocat désigné doit en conséquence continuer à défendre normalement le cas. Aucun recours n’est possible contre la décision du bâtonnier.

Les motifs pour lesquels les excuses sont en général acceptées par les bâtonniers concernent, presque toujours, l’existence d’une incompatibilité éthique de l’avocat pour développer la défense de ce client et de cette affaire, par exemple la défense préalable des intérêts d’une autre personne opposée au nouveau client assigné.

L’autre situation dans laquelle un avocat peut être libéré de l’obligation de défendre une affaire d’office est lorsque cet avocat, après avoir reçu le client confié et avoir examiné les documents et les circonstances de l’affaire, tire la conclusion technique du caractère insoutenable de la prétention de cette personne pour la  procédure judiciaire. Il doit alors l’exposer par écrit de manière motivée et la question posée est réexaminée d’abord par le Barreau, puis par le ministère public. Si tous les deux sont d’accord avec l’avocat sur le caractère insoutenable de la prétention du client, la désignation de l’avocat est annulée et le droit à l’aide juridictionnelle gratuite révoqué. Si, au contraire, le Barreau ou le ministère public considèrent que l’affaire est défendable, un autre avocat d’office, pour lequel la défense est obligatoire, est désigné.

Il est important de souligner qu’il ne saurait être affirmé le caractère insoutenable de la prétention dans la défense de personnes faisant l’objet d’une procédure pénale. Cette défense est toujours obligatoire.

Pour terminer, je vous donnerai une brève explication sur la rétribution, aux frais de l’État, du travail professionnel des avocats d’office et du travail de gestion des Barreaux.

Il existe un barème officiel qui détaille la rémunération de chaque type d’intervention professionnelle, en fonction de la juridiction (civile, pénale, administrative ou du travail), de l’importance ou de la gravité de l’affaire, et de la complexité de la procédure.

Les avocats d’office communiquent au Barreau les interventions qu’ils ont effectuées chaque trimestre de l’année. Le Barreau se charge de recueillir des données, de réaliser le calcul du montant total des rétributions correspondantes à l’ensemble des avocats d’office, et de demander les fonds nécessaires à l’administration publique. Cette dernière la verse ensuite au Barreau et ce dernier règle ses avocats.

En plus du paiement des avocats d’office, l’administration verse au Barreau une petite somme pour chaque affaire d’office à titre de compensation du travail d’organisation et de gestion du Barreau. En Espagne, cette somme varie d’une région à une autre. Par exemple, dans ma région, la Principauté des Asturies, elle est de 38 euros pour chaque affaire et entre les deux Barreaux de cette région (Oviedo et Gijón) nous traitons chaque année environ 15 000 affaires d’office (10 000 par le Barreau d’Oviedo et 5 000 par celui de Gijón).

Je vous remercie de votre attention.

Febrero 2012